CHAPITRE V
Cal
Déjà quatre jours qu’on a pris la mer. Finalement on a rebaptisé le navire Le Triangle. C’est un symbole des bâtisseurs. Ça peut être utile, on ne sait jamais.
J’ai tenté un dernier coup, dans la baie. Cette histoire de canons me tracassait. Le bâtiment des pirates a l’air rapide mais son armement était trop léger à mon goût. Après tout, il n’est pas tellement grand et en face d’un vaisseau de ligne...
On les a donc enlevés et chargés sous un module. Un sacré paquet, mais sans importance pour l’engin, tellement puissant. Je suis reparti pour le Dijar qui m’a paru bien vide, et j’ai utilisé l’atelier de fonderie du bord.
Il y avait un petit stock de matière première à bord et j’en ai profité pour l’ajouter au métal des canons. En une journée j’avais fabriqué 32 canons longs, du même calibre, pour pouvoir utiliser nos boulets. Mais, avec cette longueur de canon, les boulets se baladeront bien plus loin. J’ai dû tripler la portée...
Et, pour faire bonne mesure, j’ai fabriqué quatre canons de gros calibre, longs aussi bien sûr. Ça, c’était pour mettre à l’avant et à l’arrière. En cas de poursuite ou de fuite.
Je craignais un peu le retour, et en effet c’est passé de justesse. J’avais des fusées d’interdiction aux fesses ! Sitôt dans l’océan j’ai changé de cap plusieurs fois et j’ai pu les semer. Mais je me suis fait une grosse chaleur !
En une matinée, les canons étaient montés et essayés. Ça marche au poil. Le Triangle est maintenant un bateau redoutable. D’autant que son équipage est exceptionnel, évidemment. Parmi les robots vahussis, on eu le plaisir de retrouver Stuil, qui était le chef, à Kankal. J’aimais bien sa gueule burinée de vieux « soldat ».
Il a fallu leur apprendre toutes les manœuvres et les termes techniques. Mais ce qu’il y a de bon avec des robots, c’est qu’il ne faut pas répéter quelque chose. C’est tout de suite assimilé !
En deux jours, sous les ordres de Salvo et des autres, ils avaient tout compris. Evidemment leur banque de comportement « humain » est beaucoup plus rudimentaire que celle des super-robots, mais pour des marins, renfermés et taciturnes, ça ira parfaitement.
Et, au combat, ils sont prodigieux. Il a fallu organiser l’équipage. J’ai désigné Salvo comme maître d’équipage, Bosco, quoi. Ripou et Belem sont devenus maîtres de bordée, bâbord et tribord. Stuil est devenu maître canonnier et aussi chef d’abordage. Les Dix, je les garde en réserve. Ils sont dans un poste à part.
Enfin, Lou et Siz restent nos gardes du corps attitrés. Giuse a voulu absolument que les robots m’appellent capitaine et lui lieutenant. J’ai laissé faire. Il a besoin de prendre confiance en lui.
C’est lui qui a eu l’idée d’emmener un module avec nous, en plongée et en pilotage automatique. Il a raison. Au départ je voulais laisser tous les engins cachés au fond de la baie, mais on peut avoir besoin d’un module. Ne serait-ce que pour remorquer le bateau en période de calme plat.
Pour la traversée de la barrière de récifs, le module nous a guidés et on a pris le cap est aussitôt après, passant devant l’île où on vivait il y a huit jours.
— Eh, tu as vu ces monstres...
C’est Giuse, grimpé aux haubans de tribord, qui m’appelle. Il montre la mer du doigt. Je me penche au bastingage. Des formes longues nagent le long du bord. Une bonne quinzaine de mètres de long !
Il faut savoir ce que c’est. Je ne connaissais pas ces bestioles. Je regarde autour de moi :
— Bahuit, j’appelle en reconnaissant la silhouette, plonge. Je veux savoir si ces monstres sont dangereux, s’ils attaquent l’homme. Mais sois sur tes gardes. Au moindre danger tu les détruis au désintégrant.
— Entendu.
Il enlève sa chemise brune, monte sur le plat-bord et saute à l’eau.
— Choquez partout, je lance à Salvo, sur la dunette, à côté de l’homme de barre. Il faut ralentir l’allure.
Je regarde l’équipage de robots vahussis monter à une vitesse folle dans la mâture et relâcher les écoutes pour dégonfler les voiles.
Bahuit nage à quelques mètres du bâtiment, parallèlement aux longues formes. Elles semblent un peu surprises. Et soudain l’une s’éloigne rapidement, fait un virage serré, semble s’enfoncer de quelques mètres dans l’eau... et attaque.
Bahuit l’a vue. Au dernier moment il se laisse couler et évite la charge. Mais la bestiole fait déjà demi-tour et fonce à nouveau. Et cette fois une autre la suit. Une attaque en sandwich ! Bahuit n’attend pas plus. Une traînée de vapeur s’élève de la surface, le long du passage du rayon de désintégrant.
Il a tiré un rayon étroit. Touchée, la bête se débat furieusement. L’eau se colore de rouge. Et les autres monstres se ruent à la curée.
Affolant, en deux minutes le monstre blessé est entièrement dépecé. Des piranhas géants...
Bahuit revient à la surface et lève la tête de mon côté.
— Détruis ces saloperies, je lui lance.
— Tu veux détruire cette espèce ? C’est peut-être malheureux comme initiative, dit Giuse qui est descendu de son hauban.
— Elles t’inspirent, ces vacheries ?
— Non, mais la préservation de l’espèce peut être intéressante.
— Ça, c’est un raisonnement de philosophe dans un fauteuil confortable. Ceux qui risquent de se faire bouffer par ces poissons tueurs ne sont pas du même avis. Et puis la nature trouvera bien la parade elle-même.
— Oui, cap’taine, ‘vos ordres cap’taine.
— Sacré cornichon !
— Une voile en vue.
Le cri vient de la vigie. Je fonce vers la dunette.
— Qu’est-ce que c’est, Salvo ?
— La vigie pense qu’il s’agit d’un canot à voile. Il est encore loin. Une trentaine de kilomètres, au sud.
— Mets le cap dessus. Il faut savoir ce que des types font dans un canot en pleine mer.
La mer est calme. Juste de longues vagues qui font une houle régulière, arrosant périodiquement d’embruns la proue. Le vent est bien établi, assez fort comme partout sur cette planète. Un bon force cinq. En tout cas le bateau gîte juste ce qu’il faut, taillant sa route.
— Dis donc, il y a un truc qu’on a oublié, fait Giuse en arrivant sur la dunette. Le pavillon, on n’a pas de pavillon. On va peut-être nous prendre pour des pirates, sur ce bateau. Il doit être connu.
— Flûte, t’as raison, matelot. Salvo, dis à Badix de nous fabriquer rapidement un pavillon qu’on hissera avant d’arriver à ce canot.
— De quel genre ?
— Moi, je verrais bien un joli vert, dit Giuse.
— Va pour le vert, mais ça ne suffit pas. Il faut ajouter quelque chose... tiens, un compas et une sphère, genre « le monde est aux navigateurs ».
— Vous êtes osé, cap’taine ! Mais je vote pour.
Bien gai, Giuse. Il a l’air heureux depuis le départ. La vie à bord semble lui convenir. C’est assez relax d’ailleurs. Avec Salvo en permanence sur le pont, il n’y a rien à craindre.
J’ai bien envie de faire tenir la barre aux Dix, au fait. Non que je n’aie pas confiance dans le robot vahussi qui est à la roue, mais un super-robot de plus sur la dunette serait une sécurité supplémentaire. Oui, je vais faire ça avec Bahun, deux et trois.
Je transmets l’ordre à Salvo qui appelle tout de suite Bahun. Je regarde avec plaisir ce pont, devant moi. Vraiment c’est un joli navire. Fin et élégant. Dommage qu’il ait été utilisé si mal jusqu’ici.
*
Voilà le canot. J’ai fait mettre une équipe à l’avant pour accrocher le plat-bord de l’embarcation dès qu’on sera à sa hauteur. On voit cinq personnes à l’intérieur, pourtant personne ne tient la barre qui est attachée, comme l’écoute de la voile.
Les cinq formes sont affalées au fond. Mortes peut-être ? Salvo lance ses ordres. Bahun abat un peu pendant qu’un robot-matelot tend une longue perche munie d’un crochet. Un des nôtres saute prudemment.
— Alors ? je lance à Lou à côté de moi.
— Deux hommes et trois femmes... les deux hommes sont blessés... non, ils sont morts. Les femmes semblent encore vivantes.
Il me répète, au fur et à mesure, ce que lui transmet par radio le matelot dans le canot.
— Fais préparer des cabines.
Pendant qu’il s’éloigne, je vais à l’avant où les rescapés sont hissés sur notre pont.
Les hommes... Ils portent des pansements. L’un était touché au bras. Je défais les linges... le bras est presque entièrement coupé. Bon Dieu, ce type a dû se vider peu à peu de son sang !
L’autre porte un morceau de voile autour de l’épaule. Là aussi je découvre une blessure béante. Manifestement tout ça a été fait avec une arme blanche.
Les femmes. La première doit avoir une cinquantaine d’années. Sa peau est brûlée, sur le visage et les bras. La longue robe qu’elle porte lui a protégé le corps. J’ai l’impression qu’elle est complètement déshydratée, et affamée aussi.
— Celle-ci vient de parler, capitaine, me dit un matelot, en montrant une jeune femme allongée à même le pont.
— Elle doit être jolie, regarde cette bouche. Giuse scrute ce visage inconnu avec une avidité qui me surprend un instant.
— Elle est jeune, je pense que sa peau résistera bien au manque d’eau. Mais, pour la première, j’ai peur qu’il lui en reste des traces...
Je soulève sa paupière. Pas de réaction.
— ... elle est dans les vapes. Porte-la dans une cabine, je vais m’occuper d’elle. Comment est la dernière ?
Pendant que Giuse soulève la jeune fille dans ses bras je me penche sur la dernière. Je sens un curieux trouble au creux de la poitrine...
D’une main hésitante je tourne son visage vers moi. Bon Dieu !
C’est... c’est extraordinaire ! Cette fille ressemble prodigieusement à... Cassy.
— Lou...
Je ne reconnais pas ma voix.
— ... ce visage ne te rappelle rien ?
— Je craignais que tu ne le reconnaisses, dit-il d’une voix douce, en posant une main sur mon épaule dans un geste d’apaisement. Elle te rappelle Cassy, n’est-ce pas ? Calme-toi, ça ne peut pas être elle... c’est une ressemblance, juste une ressemblance.
Je commence à récupérer un peu. Comme elle lui ressemble ! Cassy, que j’ai follement aimée, autrefois à Kankal... Cassy...
D’un signe de tête, j’ordonne à Lou de la prendre, et il me suit dans l’entrepont. Dans l’une des cabines latérales, on l’allonge sur la couchette. Faisant un effort pour me sortir de l’espèce d’apathie qui m’a saisi, je commence à l’examiner. Mes mains osent à peine la toucher, frôlant sa peau.
Je me recule. Il faut que je reprenne mon sang-froid, sinon je serai incapable de la soigner. Je respire longuement, les yeux au sol.
Quand mes mains cessent de trembler, je reviens à la rescapée et, en évitant de regarder tout de suite son visage, je contrôle son corps. Rien de cassé, pas de blessure. Les pouls, que je prends des deux mains le long d’une artère, selon la méthode loye, sont faibles mais assez réguliers.
Apparemment il n’y a rien d’autre qu’une grande fatigue, manque de nourriture, et une forte déshydratation.
— Lou, tu vas la déshabiller et passer un linge humide sur son corps, sans arrêt. Jusqu’à ce qu’elle revienne à elle. À ce moment tu la recouvres, il faut épargner sa pudeur. Et tu la fais boire toutes les dix minutes. Une gorgée, pas plus. Quand elle aura repris ses sens, tu m’appelles.
Il fait signe qu’il a compris et je quitte la cabine. À côté, la protégée de Giuse est toujours évanouie. Elle ne souffre, elle aussi, que d’une trop longue exposition au soleil. Quelques brûlures, mais rien de grave. Je prescris le même traitement.
La dernière malade est plus touchée. Je fais remonter le module pour prendre un baume cicatrisant dans la pharmacie du bord. Les tissus qui n’ont pas trop souffert se reformeront. Pour les autres il n’y a rien à faire. Plus tard je lui mettrai de la graisse, comme on doit le faire sur cette planète.
Je remonte sur le pont. Salvo a pris le canot en remorque. Pas la place de le mettre à bord. On a repris le cap. Non, pas tout à fait, il me semble. Je grimpe sur la dunette.
On fait route au 130. En relevant les yeux, je croise le regard de Salvo qui répond à ma question muette.
— Une dépression s’annonce, plus au nord, j’ai appuyé au sud pour l’éviter.
— Je veux être tenu au courant de tous ces changements, dis-je d’un ton sec. En principe c’est moi qui devrais les décider. Et maintenant que nous avons des étrangers à bord, je veux que l’on me signale tous les incidents. Je donnerai les ordres ensuite.
— Bien, capitaine, répond Salvo.
Est-ce qu’il se paie ma tête ? Non il a son air habituel. C’est moi qui dois être susceptible.
Je m’installe sur le banc-fauteuil de l’officier de quart et garde le silence, les yeux braqués vers l’avant. Au bout d’un moment, je m’aperçois que je repense à notre passagère. Je me lève.
— Salvo, envoie le module vers cette dépression. Je veux savoir si elle est méchante et où elle se dirige.
— Bien, capitaine.
On dirait un vrai bosco, respectueux et bien dressé. Je souris dans ma barbe. Allons ça va mieux.
Une heure plus tard, le module est de retour. La dépression est une vraie tempête, et elle marche au sud-ouest, rapidement. Aussitôt je fais envoyer toute la toile et je mets le cap plein sud. Il faut sortir de sa trajectoire le plus vite possible.
Le bateau se couche un peu plus et la mâture commence à craquouiller agréablement. Il paraît que les marins appellent ça « chanter ». Dans ce cas, elle a une belle voix, notre mâture. À chaque passage de vague, la proue retombe dans la mer dans un éclaboussement d’écume. Ça file joliment, en tout cas.
Pendant quatre jours on a fui devant la tempête. Pendant longtemps elle nous a rattrapés peu à peu et puis, hier soir, on l’a distancée. Prenant le vent par l’arrière le bateau allait à une vitesse folle. Manifestement c’est sa meilleure allure.
Ce matin, le cinquième jour, le vent s’est un peu calmé. Ce qui était étrange, c’était de voir le ciel, parfaitement pur, avec une mer assez grosse et un vent de force 7 à 8. Aujourd’hui il est moins régulier avec une force moyenne d’un petit 7.
Siz arrive sur la passerelle.
— Les passagères demandent si elles peuvent monter sur le pont, dit-il.
— Toutes les trois ?
— Non, seulement les deux sœurs.
— Dis donc, tu en sais des choses, toi.
— Lou et moi on s’est relayé auprès d’elle. Elles nous ont parlé.
— Raconte.
Giuse arrive juste à ce moment.
— Raconter quoi ?
— Le récit des rescapées. Va, Siz.
— Elles étaient sur un marchand qui rentrait de Pandria, avec leur famille. Ils ont été attaqués par un corsaire et le capitaine n’a pas voulu payer les taxes. Le corsaire les a coulés. Tor et Nali, c’est leur nom, ont été sauvées par deux matelots blessés qui ont pu mettre un canot à l’eau, à la nuit. Mais pas moyen d’emporter des vivres. Elles ont dérivé pendant neuf jours, ou davantage, parce qu’elles ne se souviennent plus.
— Où allaient-elles ? demande Giuse.
— À Psorda, une grande île de l’archipel. Leur père dirigeait une sorte de comptoir commercial, sur la côte de Pandria. Elles y vivaient depuis plus de vingt ans. Et puis il a tout vendu pour rentrer à Psorda, je ne sais pas pourquoi.
— En pleine mer comme ça, elles n’avaient aucune chance de s’en tirer. C’est tout de même pas un boulevard, cette route maritime, dit Giuse.
— Elles espéraient être repêchées par un autre marchand qui devait quitter Pandria dix jours après leur départ.
— Et puis il n’y avait pas le choix. Entre couler avec le navire et tenter de fuir en canot, on tente sa chance.
Elles ont quand même dû en voir de dures, les pauvres gosses.
— Sais-tu qui est l’autre femme ? je demande.
— Une autre passagère, je crois. Pas de leur famille en tout cas. Elles n’en ont plus.
— Comment sont-elles, moralement ? s’inquiète Giuse.
— Pas trop mal. On dirait qu’elles ont fait un trait sur leur passé.
N’empêche qu’il faudra être prudent avec elles. Je ne sais pas trop comment me conduire devant elles. Enfin on verra bien.
Au moment où je pense ça, un bruit de voix m’attire à la rambarde de la dunette. Je vois trois mètres au-dessous les deux filles déboucher de l’escalier menant à l’entrepont.
On aura moins de temps que je ne pensais...
Elles lèvent la tête et nous aperçoivent. Je leur fais signe de monter. Elles portent encore les longues robes claires qu’elles avaient dans le canot. Encore un problème qu’il faudra résoudre.
Lorsqu’elles arrivent devant nous, je reçois un nouveau choc. Celui de deux yeux violets. Ceux de Cassy étaient peut-être un peu plus clairs, mais la ressemblance générale est folle.
Je retrouve cet ovale du visage, cette peau nacrée, presque translucide, ce petit nez fin et régulier aux narines délicates, signe de sensualité, et cette bouche parfaitement dessinée. Ses cheveux sont moins clairs, eux aussi, que ceux de Cassy.
Ma gorge se serre, devant une telle ressemblance, et je tourne la tête. Il y a un instant de gêne que Giuse abrège.
— Bonjour, mesdemoiselles, dit-il d’une voix enjouée, nous sommes ravis de vous voir suffisamment rétablies pour venir sur le pont.
— Nous voulions en demander la permission, dit l’autre jeune fille, mais il n’y avait personne en bas. Alors nous sommes montées, en espérant que vous ne seriez pas fâché, capitaine.
— Je suis le lieutenant Giuse de Ter, reprend mon ami, voici le capitaine, mon cousin Cal de Ter.
— Oh, pardonnez-moi, capitaine, fait la fille en se tournant de mon côté.
J’ai un geste de la main pour montrer qu’il n’y a rien à pardonner, et elle se présente, ainsi que sa sœur.
— Puis-je vous poser une question, capitaine ? poursuit la fille. Ma sœur, Nali, et moi nous nous sommes demandé comment un navire marchand pouvait avoir tant de canons.
— C’est très simple, mademoiselle, parce que nous ne sommes pas un navire marchand.
Je vois l’inquiétude envahir son regard et je m’empresse de la rassurer.
— Nous ne sommes pas non plus des corsaires. En fait nous venions de très loin. Du nord de Vaha que nous avons contourné par l’ouest.
Là, pas de crainte, c’est la petite histoire que nous avons mise au point, avec Giuse.
— En arrivant à l’ouest d’ici, notre bâtiment a heurté des récifs, de nuit. Nous avons pu fuir dans des canots et aboutir à une île. Quelques semaines plus tard, un pirate est arrivé derrière un marchand qu’il a pris à l’abordage, dans une baie. À la nuit, à notre tour nous avons attaqué ce pirate et nous avons pris le bateau. Voilà toute notre histoire.
— Si bien que... ce bateau était celui des pirates ?
— En effet. Mais vous pouvez constater qu’aujourd’hui ce n’est plus le cas.
Pendant tout mon petit discours, j’ai soigneusement évité de regarder Nali, le sosie de Cassy. Je ne me sens pas encore assez sûr de moi. Mais c’est elle qui m’adresse la parole.
— Vous ai-je fait quelque chose, capitaine ?
Ses yeux ont foncé. J’y vois de la colère. Ceux de Cassy aussi fonçaient quand elle était fâchée !
— Bien sûr que non, mademoiselle, au contraire, je...
Elle me regarde fixement et je me sens rougir comme un gosse.
— Au contraire, répète-t-elle songeusement... Je retire ce que j’ai dit, capitaine, je ne savais pas.
Que veut-elle dire ? Est-ce qu’elle... aurait compris, deviné ? Elle aurait une intuition phénoménale.
Un ange passe à nouveau. Et c’est encore Giuse qui vient à mon secours en ramenant les choses à un sujet plus anodin.
— Vous serez toujours les bienvenues sur la dunette, mesdemoiselles. Montez lorsque vous le désirerez.
— Sur la dunette ? Elle n’est pas interdite aux passagers sur ce navire ? s’étonne Tor, la sœur de Nali.
Je viens aider Giuse.
— Non. Après tout, vous êtes peu nombreuses à bord, et nous sommes très libéraux. On va vous installer une toile pour vous abriter du soleil, sur l’arrière. Vous pourrez vous y reposer.
— Puis-je vous demander quelle est votre destination, capitaine ? interroge Nali.
— Nous allons à Psorda, mademoiselle.
Pourquoi ai-je dit cela ? C’est sorti tout seul ! Devant leur mine surprise et le petit sourire de Giuse, je suis dans mes petits souliers. Je m’en tire en appelant Salvo qui traîne discrètement à l’autre bout de la dunette.
— Fais installer une bâche à l’arrière, avec des fauteuils.
Cet animal se mord les oreilles dans un grand rire qu’il ne cherche même pas à dissimuler. Si les robots se paient aussi ma tête, maintenant !
Dès le lendemain, une habitude s’instaure. Nos belles passagères s’installent chaque après-midi à l’arrière et nous venons leur tenir compagnie. Salvo a dû donner des consignes à l’équipage qui est aux petits soins pour elles.
Les jours passant, elles finissent par devenir presque heureuses. Jamais elles n’ont parlé de leurs parents morts.
Régulièrement, Giuse s’installe près de Tor qui paraît aimer sa compagnie. En tout cas, elle rit beaucoup. Moi, je m’assieds à côté de Nali. Les premiers jours je tentais de soutenir la conversation, comme elle d’ailleurs. Mais peu à peu nous sommes devenus plus silencieux. Maintenant je me surprends à passer une heure près d’elle sans échanger une parole. Je regarde la mer en rêvant, et je suis bien.
Parfois elles arrivent le matin, quand il ne fait pas encore trop chaud, comme aujourd’hui.
Il y a bien une demi-heure que je suis assis là sans avoir dit un mot quand elle murmure soudain :
— Il y a longtemps ?
Cette fois, je SAIS qu’elle est au courant.
— Dans une autre vie, je réponds sur le même ton, il y a très longtemps. Quelqu’un vous en a parlé ?
Elle secoue ses longs cheveux blonds.
— Non. Ce n’est pas la peine.
Je m’effraie d’un tel accord, d’une compréhension qui n’a pas besoin de mots. Ça doit se voir sur ma figure parce qu’elle a un geste qui me touche. Elle pose une main légère sur mon bras, comme pour apaiser une peine.
— Que voulez-vous que je fasse, Cal ? Je peux vous appeler Cal, n’est-ce pas ?
— Bien sûr... rien, ne faites rien de particulier. Soyez vous-même, c’est très bien comme ça.
Elle me regarde longuement.
— Vous êtes sûr que vous ne préférez pas que je fasse ou dise quelque chose ?
— Tout à fait sûr, Nali. Il ne faut pas remuer le passé. Mais laissez-moi vous dire combien je suis touché que vous puissiez me proposer d’être...
— Une autre ?
Je ne réponds pas.
— J’ai toujours peur de vous blesser involontairement, reprend-elle. Vous comprenez, je suis moi, je ne sais pas être quelqu’un d’autre.
— C’est près de vous que je suis, Nali. Et j’y suis bien.
Ses yeux se font doux. Dieu que je voudrais l’embrasser, la serrer contre moi. Je crois bien que je suis tombé amoureux d’elle. D’elle, pas du sosie de Cassy.
Doucement, pour ne pas l’effrayer, je lui prends la main, et nous restons longtemps comme ça, sans rien dire. De temps en temps nos regards se croisent et se disent ce que nous ne voulons pas encore prononcer.
— Voiles, deux voiles par tribord avant !
Le cri est venu du nid de pie, en haut du grand mât. Je mets plusieurs secondes à assimiler ce qu’il veut dire.
Des marchands ? D’après les notes que j’ai trouvées en bas, nous sommes depuis plusieurs jours dans la zone d’attaque habituelle des corsaires. Bien qu’ils aillent aussi plus loin, puisque le navire qui transportait Nali et Tor a été coulé 500 kilomètres plus à l’ouest.
Salvo arrive en courant.
— Des voiles en vue, capitaine. Nous serons sur place dans une heure et demie.
Sans le vouloir j’ai dû avoir l’attitude, pleine de sang-froid, d’un capitaine expérimenté ! Je me lève.
— Que voit-on pour l’instant ?
— Je suis monté au mât, capitaine. Les deux bâtiments sont très près l’un de l’autre, comme s’ils naviguaient de conserve.
De conserve ! Salvo connaît décidément des tas de mots...
— On dirait un combat, lance maintenant la vigie.
Cette prudence est manifestement due à nos passagères. En fait le robot de quart là-haut m’informe que c’EST un combat. Un corsaire ? Giuse arrive.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On va voir, non ?
— Tu veux t’en mêler ?
— Si c’est un corsaire, oui. Je ne sais pas pourquoi, je ne les aime pas trop, ces gens-là. Et puis, il faudra bien un jour ou l’autre savoir ce que nous valons.
Il jette un regard en arrière, vers les filles. Je comprends ses réserves, mais elles ne comprendraient pas, elles, qu’avec notre armement on reste indifférents.
— Branle-bas de combat, je hurle à l’équipage. Immédiatement le pont devient une sorte de place publique. Les matelots courent dans tous les sens. Même moi qui sais qu’ils ne font rien sans raison, je suis un peu effaré de toute cette agitation.
Les canons sont chargés, sabords fermés. Inutile d’afficher tout de suite nos intentions. D’autant qu’il s’agit peut-être d’un combat entre deux corsaires.
Je fais amener les cacatois pour réduire notre allure et avoir de la toile à envoyer pour accélérer.
Une bonne demi-heure plus tard, on distingue tout à la jumelle. C’est un corsaire à la curée. Il pilonne un marchand qui se débat comme il peut, tirant de sa pièce arrière tout en manœuvrant pour éviter les salves.
Le capitaine se débrouille bien, il est assez peu touché. Ah si...
Son artimon vient de prendre un boulet de plein fouet. On voit d’ici, à la longue vue, le bois voler. Le mât vacille et s’écroule à moitié dans la mer. Le navire prend de la bande.
J’attends que le capitaine contre, à la barre, mais il ne se passe rien. Au contraire, le bâtiment accentue son mouvement tournant.
— Il a été touché au gouvernail, dit Salvo, à côté.
— Bon sang, c’est vrai, il ne peut plus gouverner, s’écrie Giuse. Il est fichu, non ?
— Ce sera juste, je dis.
Je combine mon intervention tout en observant le massacre là-bas. Nous avons le vent par tribord arrière. Une bonne situation, me semble-t-il. Il faudra que je m’efforce de rester au vent du corsaire pour avoir une vitesse de manœuvre supérieure.
Dans ma tête, je vois mon navire évoluer et l’autre réagir. Tant que je garderai l’avantage de l’initiative, il sera obligé de manœuvrer comme je l’imagine. Mais s’il peut me prendre de court, je subirai ses évolutions.
En fait, je ne peux pas me permettre d’engager un combat de manœuvres où il a plus d’expérience que moi. Il faut que j’utilise mes atouts d’armement. Ce n’est peut-être pas très loyal, avec mes canons tellement supérieurs aux siens, mais il n’y a aucune loyauté dans la guerre ! Ceux qui prétendent le contraire sont des stratèges en chambre. Je trouve criminelle la guerre en dentelle. Quand on a des responsabilités, le moins que l’on puisse faire est de réduire le nombre de ses tués.
— Salvo, fais distribuer les armes !
De l’entrepont montent plusieurs matelots, les bras chargés de sabres et de grands coutelas. On laisse les piques, pas assez efficaces à mon avis.
— Il nous a vus !
C’est Giuse qui a crié. En effet, là-bas, le corsaire est en train de virer de bord. Il est plus grand que nous, mieux armé aussi. Il doit avoir quarante-deux canons. Une ancienne frégate, je pense.
— Serre le vent davantage, j’ordonne à Giuse, on va le mettre hors de position.
Giuse lance ses ordres que l’équipage applique très vite. Je me retourne pour voir où en sont les deux gros canons de l’arrière quand j’aperçois les filles. Elles regardent de tous leurs yeux.
— Je vous en prie, descendez maintenant, mesdemoiselles. Lou, accompagne-les dans leur cabine.
Elles ne protestent pas, et suivent mon garde du corps.
— Stuil, est-ce qu’on peut ouvrir le feu ?
— Non, fait le chef canonnier en secouant la tête, pas encore.
— Dès que l’on sera à distance, préviens-moi, on lui enverra la bordée de bâbord. Fais recharger rapidement.
Trois matelots amènent des seaux d’eau sur le pont près des canons, pour refroidir les fûts et éteindre les débuts d’incendie. Tous ces préparatifs me rendent nerveux.
— On y est, lance Stuil dix minutes plus tard. Le corsaire monte au vent au maximum. Nos routes sont pratiquement parallèles.
— Salvo, fais abattre un instant.
Le bateau appuie à gauche, prend davantage de vitesse et j’ordonne soudain :
— Lofe, maintenant, à toi Stuil, lâche une salve, vise l’entrepont.
Le Triangle remonte rapidement, tournant le flanc vers le corsaire. Quand on est à 90° de sa route une terrible détonation secoue le navire qui se penche. Notre salve.
Dans ma longue-vue, je vois des explosions dans le flanc du corsaire.
— Virer de bord, je hurle !
Le Triangle commence tout de suite à virer, en même temps que l’ennemi. Un nuage de fumée blanche s’élève de son pont. Il tire à son tour. Mais je me doute des résultats.
En effet les boulets tombent à la mer à deux cents mètres de nous. Trop court. Beaucoup trop court.
On est en position pour la seconde salve. J’entends Giuse se démener avec la voilure, après notre virement de bord. Le bateau se penche encore, sous le recul de notre seconde bordée.
Il a encore encaissé ! Avec des robots comme artilleurs, le tir devient de la balistique simple.
— La prochaine fois, vise ses mâts, je lance à Stuil qui agite le bras en signe d’acquiescement.
L’autre tire sa seconde bordée, ce qui l’a obligé à virer de bord en abattant, s’éloignant du vent. Je profite de sa manœuvre pour faire demi-tour. Il faut rester hors de la portée de ses canons et continuer à le pilonner.
En nous voyant fuir, il remonte au vent. Sa bordée est tombée encore une fois à l’eau. Moralement il doit marquer le coup.
Pendant qu’on manœuvre, les canons arrière se trouvent brusquement en position et tonnent ensemble. Les boulets touchent son avant. Je vois un canon soulevé, écraser le plat-bord et pendre sur le flanc retenu par ses amarres encore intactes.
Le temps de reprendre de la vitesse, il nous a un peu rattrapés. Seulement il ne peut plus nous tirer par l’avant. Je pèse le pour et le contre et me décide.
— Giuse, on va encore tirer nos bordées en tâchant de le démâter. Aussitôt on fait demi-tour et on fonce à l’abordage. Stuil tu feras charger bâbord en mitraille. On lâchera cette dernière bordée juste avant l’abordage.
Je fais abattre à gauche, présentant notre flanc au corsaire, plus près maintenant. On tire presque au même moment. Son grand mât et sa misaine se coupent net, s’effondrant sur le pont dans un fatras de voiles.
Remontant immédiatement au vent, le Triangle vire à droite, maintenant, et lâche sa dernière bordée qui s’abat sur le pont ! Je laisse le navire poursuivre son abattée, remonte au vent que l’on prend maintenant par l’arrière, notre allure la plus rapide, et on fonce à l’abordage, simulant une attaque à gauche.
À cinquante mètres du corsaire, je fais de nouveau remonter au vent pour aborder de l’autre côté !
Notre décharge à la mitraille part un peu tôt. Peut-être moins efficace que je ne l’aurais souhaitée. Et vlan, on encaisse !
Il devait avoir encore quelques canons en état, et il n’a pas loupé l’occasion.
Des éclats de bois volent dans tous les sens. Je suis resté paralysé, sans un geste...
J’ai un instant d’affolement en pensant à Giuse, sur le pont, en bas. Mais je l’entends crier. Ça va. Pas le temps de m’occuper des dégâts, on est presque au contact. Un coup d’œil à Baquatre, à la barre. Il scrute l’ennemi, calculant son coup pour amener les deux navires bord à bord sans trop de mal. Il faut...
— Choquez partout, je hurle.
Ça va très vite, maintenant. J’enregistre confusément l’arrivée de Salvo près de moi, plus loin Stuil débouche de l’entrepont où il a été chercher les canonniers pour l’abordage. Les matelots courent se disposer le long de la lisse.
— Lancez les grappins, je hurle en voyant les navires sur le point de se heurter.
En maudissant Baquatre qui nous précipite sur le corsaire, je saisis le plat-bord pour me retenir quand d’un coup de barre il casse notre erre...
Les grappins... Je vois des formes sauter sur l’autre navire... et me retrouve, sabre à la main, sur son pont !
Un grand type fonce sur moi, sabre au clair lui aussi. D’un revers j’écarte sa lame, un pas de côté... et je frappe de la pointe. Il n’a pas le temps d’éviter et mon arme lui transperce la poitrine.
D’un coup de poignet je dégage mon sabre. Trop tard... un adversaire est là, le coutelas levé. Je ne vais pas avoir le temps...
Un sifflement. Une forme s’interpose et le gars s’écroule, coupé en deux. Lou !
— Ça va ? demande-t-il.
D’un signe de tête j’acquiesce. Plus de salive pour articuler un mot ! Je regarde autour. Une mêlée confuse et sauvage couvre le pont. Les corsaires sont plus nombreux que nous.
— Le château, il faut prendre le château, je crie à Lou.
Il comprend et plusieurs des nôtres sont déjà en train de s’y diriger en s’ouvrant un chemin à grands coups de sabre. Je suis près de l’échelle que j’empoigne.
En haut je n’ai que le temps de bondir sur le côté pour éviter un coup de pique. Je me rétablis et engage le combat. Vite fini d’ailleurs, un de mes matelots passant à côté de mon adversaire lui fait sauter la tête ! Ils ne font pas le détail...
Un hurlement. Un grand escogriffe chamarré d’or hurle des ordres à je ne sais qui. Un officier, sûrement. Je fonce.
Il m’a vu et se met en garde. Je feinte par la droite sans résultat. Une sorte de sourire cruel monte à ses lèvres. Du calme, il faut que je me calme, sinon je vais y passer...
Je recule d’un pas et monte ma garde.
— Lâche ! dit-il.
— Crois-tu ? Tu vas être surpris, petit.
Il n’aime pas ça et avance en attaquant furieusement. Je pare. Il a une sacrée poigne, mon poignet commence à accuser ses coups de boutoirs. Il ne faut pas tarder...
Comment s’appelle ce truc déjà ? Ah oui ! Banderolle ! Je fais tourner mon sabre au-dessus de ma tête en reculant. Et soudain je me fends, venant attaquer à gauche. Il pare à la désespérée et me balance un coup de pied.
Ma jambe s’effondre sous moi et je tombe au sol. Il lève son sabre... je roule sur le côté et plonge sans me remettre debout. Pas classique, j’ai fait ça à l’inspiration ! Je sens ma lame pénétrer dans son corps. Une sensation désagréable.
Mais c’est fini. La bouche ouverte, il reste immobile puis tombe en avant comme une masse.
— Tu n’as rien ?
— Hein ?
C’est Giuse. Je ne l’ai pas vu venir. Ses yeux brillent bizarrement. Il tient à la main un sabre à la lame couverte de sang...
— Oui, ça va, je finis par répondre en reprenant mes esprits. On dirait que c’est fini ?
— Oui, fait-il, on a conquis le navire. Une sacrée bagarre. Tu sais, ça marche cet enseignement hypnotique !
— Bien sûr, voyons, tu le savais bien...
— Je ne l’ai jamais appris et pourtant je manie le sabre comme un champion, tu te rends compte ?
Je secoue la tête :
— Et ça t’a plu ?
Il se dégrise d’un seul coup.
— Je... je ne sais pas ce qui m’est arrivé.
— Pas toujours facile de garder son contrôle, je le sais bien.
Le pont est couvert de corps que nos matelots examinent l’un après l’autre. Peu de blessés apparemment. Des corps sont amenés au fur et à mesure au plat-bord et basculés à l’eau.
— Dis à Salvo de venir ici, je lance à Lou qui est plus loin, il faut évaluer les dégâts et réparer rapidement. On va garder ce navire. On le vendra peut-être, ça fera de l’argent.
Et le marchand, qu’est-ce qu’il est devenu ? Je l’avais oublié dans toute cette histoire.
Pas loin. Il a l’air d’être en train de réparer son gouvernail, je vois des hommes dans un canot, sous le château. Il faut voir s’il a besoin d’aide. Je vais faire mettre un canot à l’eau.
— Cal ! Viens vite...
C’est Salvo qui a quitté son poste sur la dunette du Triangle. Il doit avoir une bonne raison pour ça. Son visage est figé.
— Quoi, que se passe-t-il ?
— Nali... elle est blessée, dans sa cabine !
Mon Dieu ! Je me sens glacé. Non, pas elle... pas comme Cassy.
Sans que j’en aie eu conscience je me retrouve en train de courir comme un fou. Je saute par-dessus les plats-bords accolés des deux navires, toujours maintenus par les grappins.
L’échelle de l’entrepont... sa cabine. J’entre directement. Elle est étendue sur sa couchette, couverte de sang !
— Appelle Lou, dis-je à Salvo.
— Je suis là, Cal.
Sa voix tranquille me calme d’un coup. Mes mains cessent de trembler. L’impression de me trouver devant un problème à résoudre techniquement, en médecin. C’est pourtant la première fois que je vais avoir à intervenir dans ce domaine. Mais j’ai reçu une banque de médecine et chirurgie supérieure.
— De l’eau chaude, vite, et des linges propres. Quelqu’un quitte la pièce mais je ne lève pas la tête.
Et Tor ? Où est-elle ? Je pose la question et la voix de Lou me répond.
— Elle était dans sa cabine au moment du choc. C’est un des boulets reçus avant l’abordage. Tor n’a rien. Je lui ai dit de rester dans l’autre cabine. Elle ne sait encore rien. Si tu veux qu’elle vienne je peux l’appeler ?
— Non, vous allez m’assister tous les deux, je préfère.
Je me suis penché sur Nali pour l’examiner. Son visage est congestionné. Je saisis sa main. Les ongles sont violets... mais elle est en train de s’asphyxier ! L’air ne semble plus parvenir aux poumons. Quelque chose l’empêche de respirer...
J’examine sa bouche... rien. Mes yeux tombent sur son cou. Il est violacé !
D’un seul coup je comprends et le tableau clinique arrive à ma mémoire. Un écrasement du larynx ! Il faut faire très vite. Je n’ai que quelques minutes devant moi...
— Demande aux Dix de nous aider, je lance à Salvo. Qu’ils fassent remonter le module. Il me faut une trousse d’urgence dans une minute et...
Je sais exactement ce qu’il me faudrait, une valve pour l’introduire dans la gorge. Je suis sûr qu’il n’y en a pas dans le module, aucune raison. Il faut trouver autre chose... un système pour remplacer la partie écrasée. Quelque chose comme un tuyau...
— ... un oiseau !
Le mot est venu à mes lèvres en même temps que j’y pensais.
— Une grande plume d’oiseau ! Que les Dix se débrouillent pour me trouver immédiatement une plume !
Ça peut marcher. Il FAUT que ça marche ! Des petits cris plaintifs me parviennent brusquement. Je regarde autour. C’est Pik. Pelotonné dans un coin il pleure doucement. Il avait un faible pour Nali et venait souvent dans sa chambre quand j’étais occupé.
Un bruit de galopade. C’est Bahuit qui apporte la trousse du module. Derrière lui, Batrois amène l’analyseur portatif. Un appareil épatant qui permet de surveiller le comportement général d’un malade en opération.
Je branche aussitôt les contacts sur les poignets de Nali et sur ses chevilles. Il faut que je sache comment le sang irrigue ses extrémités et sa teneur en oxygène. Les cadrans s’animent...
Bon Dieu, le sang est en appauvrissement constant. L’aiguille dégringole inexorablement. Et le cœur bat furieusement. Elle risque d’une seconde à l’autre un incident cardiaque avec un cœur en emballement.
— HM 3, je demande d’une voix sèche.
Sur Terre, on aurait appelé ça de l’adrénaline. Ça soutiendra momentanément son cœur. Mais pas le cerveau... Plus oxygéné, le cerveau va subir des dommages irréparables. Bon sang, qu’est-ce qu’ils foutent, les Dix !
Lou entre, tenant un baquet d’eau fumante et des bandes de linges. Derrière lui apparaît Giuse.
— Tu as besoin de moi ?
Il y a presque trop de monde autour de nous et je le renvoie là haut. Il y a quantité de choses à faire aux navires. Pas le temps de lui donner des ordres, il saura bien se débrouiller seul.
— Salvo, nettoie la plaie. Lou, donne-moi l’injecteur à main.
Depuis longtemps, les Loys n’utilisent plus cet injecteur de secours. C’est une sorte de pistolet qui projette en force, à travers les pores de la peau, les produits qu’on glisse dans le réservoir. Absolument indolore.
Je remplis le réservoir avec le HM 3 et l’injecte dans le V ouvert du haut de sa gorge. Presque tout de suite le cadran de l’analyseur montre que le cœur se calme un peu.
— Tiens !
Lou me tend une plume d’oiseau. Elle est encore tiède...
— Coupes-en huit centimètres et désinfecte comme tu peux, je lui ordonne en prenant un bistouri électronique dans la trousse.
Avec un tampon imbibé de désinfectant je nettoie le champ opératoire après avoir palpé délicatement la gorge. Un dernier coup d’œil aux cadrans et j’ouvre résolument la gorge de haut en bas dans le petit creux de la fourchette, à la base du cou.
Le sang gicle, un sang noir montrant bien le manque d’oxygénation. Salvo tient Nali qui est toujours sans conscience. Sous la douleur, elle réagit et gémit.
— Lou, injecte-lui une dose de RU.
C’est un anesthésiant puissant. Epongeant le sang, je plonge plus profond dans la plaie ouverte... Voilà le larynx. Il est en morceaux ! Sur trois centimètres au moins.
— Lou, dès que tu as fini l’injection, coupe cinq centimètres de plume, vite.
Ses mains vont à une vitesse folle. Il me tend déjà ce que je lui ai demandé.
Résolument, je coupe le larynx sous la partie endommagée. L’air siffle en s’échappant. Aussitôt je glisse le petit morceau de plume, creux, dans la partie basse du larynx. La poitrine de Nali, libérée, se met à pomper l’air comme une forge. Du pouce, je bouche le tuyau à chaque fois qu’elle a rempli ses poumons pour faire office de valve.
Pas prudent de laisser comme ça une plaie ouverte mais tant pis, elle a besoin de purifier son sang. Quoique...
— Lou, regarde mes mains... je vais lâcher le bout de la plume et tu continueras. Je vais préparer le haut du larynx et quand je serai prêt tu emboîteras le tuyau dans la partie haute.
Il me fait signe qu’il est prêt et je lâche la plume. Il prend la suite sans hésitation, veillant soigneusement au rythme respiratoire. Je peux m’attaquer à la partie haute. Je sectionne les trois centimètres de larynx abimés, et j’explore l'arrière-gorge. Rien ne l’obture, je peux faire le raccordement.
— Lâche, je dis à Lou.
Rapidement, la notion de temps est importante maintenant, je place le tuyau de plume dans la partie haute du larynx. Maintenant il faut suturer.
— Lou, approche ta main... tu vas envoyer des petits rayons microniques d’énergie pure, pour souder les extrémités du tuyau... Voilà, vas-y...
Une odeur de brûlé... Je m’écarte. Est-ce que ça va marcher ?
Oui ! la poitrine se soulève à nouveau... Et elle respire par la bouche. Gagné !
Je referme la plaie soigneusement. Un peu de régénérant pur sur la couture, collée avec le collo-régénérant loy, et c’est fini. Je me redresse. Plus qu’à mettre un bandage autour du cou. Voilà.
Le visage s’est décongestionné, elle respire calmement. Je pense que la plume d’oiseau sera bien acceptée par l’organisme. Elle ne devrait pas en être gênée, à l’avenir.
— Combien de temps ? je demande machinalement à Lou.
— Un peu plus de dix minutes.
Seulement ! J’ai l’impression d’être là depuis des heures... Crevé.
— Bon, préviens Tor de ce qui s’est passé, Lou. Et reste auprès de Nali pour la veiller. Elle va dormir pendant plusieurs heures.
Je remonte sur le pont, presque désert. La plupart des matelots sont sur l’autre navire, déjà occupés à le réparer. Voilà Giuse qui arrive. Je le rassure et il me fait un compte rendu.
— Aucune voie d’eau sur le corsaire. Tout est arrivé dans l’entrepont. Là c’est un vrai capharnaüm, mais rien de grave. Pour les mâts, ils avaient un artimon de rechange et on va bricoler le grand mât et la misaine. Ce sera fini cette nuit. Demain matin on pourra reprendre la mer.
— Et le marchand ?
— Il arrive péniblement.
Effectivement, je le vois qui approche. Des marins sont très affairés à l’arrière, autour du gouvernail. Ils devraient pouvoir le réparer.
Une demi-heure plus tard un canot du marchand nous amène son capitaine qui se répand en remerciements. C’est un type tout rond avec une belle gueule de marin, burinée. Il s’avère que c’est lui que les filles attendaient, en mer !
Le bâtiment est finalement parti avec trois semaines de retard. Elles auraient été mortes depuis longtemps... Quand je lui raconte ce qui s’est passé, il devient furieux contre les corsaires. Et en apprenant que Nali est blessée, il est sur le point d’éclater !
Il me propose de reprendre nos passagères, mais je lui dis que Nali est intransportable. Finalement, il ne prendra que la dernière passagère qui se remet très lentement de ses brûlures. On ne l’a jamais vue hors de sa cabine.
L’activité sur les deux navires le stupéfie, surtout la vitesse à laquelle les matelots travaillent. En lui parlant j’ai soudain une idée. Je lui demande s’il peut me passer quelques marins pour aller chercher l’autre navire marchand que j’ai laissé dans la baie. Autant le récupérer maintenant.
Après l’avoir sauvé, il ne peut pas refuser, ce brave capitaine. Et il me donne quinze hommes. Ça suffira, avec la moitié des Dix sur chacun des nouveaux navires. Ils représenteront l’encadrement en officier et maîtres de bordée. Et je prélèverai encore une dizaine de robots vahussis dans mon équipage.
Le soir, j’invite tout son carré à mon bord. Un dîner très joyeux. Tout le monde admire Pik, remis de ses émotions, qui fait le pitre devant un tel public de connaisseurs.
Tor, qui a trouvé une robe, est très belle. Et Giuse, assis à sa droite, la comble d’attentions.
— Alors, vraiment vous ne voulez pas venir à Psorda avec moi, mademoiselle ? demande le capitaine Dijil.
Elle sourit.
— Je suis certaine que je serais très bien à votre bord, capitaine... mais avouez qu’ici aussi on me soigne avec dévouement !
Giuse rit de bon cœur avec les autres.
— Mais vous seriez arrivée plus vite...
— Nous prenons goût à la navigation sur le Triangle et reconnaissez avec moi que nous ne pourrions pas être plus en sécurité sur un autre navire.
— Tout à fait vrai, mademoiselle, le Triangle est le bâtiment le plus redoutable que j’aie jamais vu. Et quel équipage ! Il n’est pourtant pas tellement important mais ces hommes en valent deux.
— Vous pouvez même aller jusqu’à trois, je dis en riant.
— Enfin j’aurai au moins le plaisir de vous inviter à Pakra, puisque vous gagnerez le port. Je vous assure, capitaine, que c’est là que vous tirerez le plus de la cargaison de votre prise. J’y veillerai personnellement. Et si vous ne connaissez pas nos îles de l’archipel, vous serez conquis par Psorda, c’est la plus belle... ou en tout cas celle où il fait bon vivre, pour l’instant.
J’ai remarqué cette hésitation, et le questionne.
— Eh bien, cette fausse guerre que nous subissons depuis deux ans et demi nous mène à la perte. Nos armateurs sont ruinés par les taxes infligées en mer par les corsaires de Nourié, Gasar et Bedaz qui se sont coalisés, contre nous.
— C’en est à ce point ? je demande.
— Les taxes représentent les trois quarts de la valeur des marchandises. Si bien que chaque voyage coûte de l’argent aux armateurs. Et nous sommes obligés de continuer, notre économie dépend entièrement des importations, de notre commerce. On nous étrangle peu à peu. Oh, Psorda n’avait pas mérité cela. Elle meurt dignement, en luttant, mais elle meurt.
— Vous avez essayé de discuter avec vos adversaires ?
— Bien entendu, mais ils se sentent forts, ils refusent tout compromis.
— Mais que veulent-ils ?
— Notre accord avec le roi Oulam. C’est lui qui dirige les régions de la côte est de Pandria. Nous avons été les premiers à y aller et nous avons établi des accords avec lui pour échanger nos marchandises. Et le roi Oulam ne veut pas d’autres interlocuteurs. Les coalisés veulent que nous leur donnions cet accord commercial, purement et simplement.
Je vois. Ils sont dans une mauvaise passe, ces gens. Dommage, ils me plaisent bien.
Tard, le capitaine nous quitte sur la promesse de le retrouver à Pakra.
Avant d’aller me coucher, je vais voir Nali. Sa cabine est presque dans l’obscurité. Elle semble dormir. Je prends son poignet. Les pouls sont calmes, sa peau est fraîche, elle n’a pas de fièvre.
Je la regarde quelques instants et je me penche pour déposer un baiser sur son front. J’ai tant de tendresse...
Au moment où je me redresse, sa main prend la mienne. Elle ne dormait pas ! Je distingue à peine ses doigts qui viennent presser ses lèvres avant de déposer ce baiser chaste sur les miennes. Oh Nali...
— Ne parlez pas, Nali, dis-je, il ne faut pas parler pendant encore un jour. Vous devez dormir et tout ira bien.
Ses mains s’agitent et je comprends la question.
— Oui, c’est moi qui vous ai opérée. Je vous raconterai. Nous allons encore naviguer quelque temps ensemble. Nous aurons des soirées entières à bavarder sur le château ! Maintenant, dormez, s’il vous plaît.
Elle a un sourire merveilleux, comme je ne lui en avais jamais vu, un sourire qui vient de l’intérieur. Un don !
Je tourne longtemps dans ma cabine avant de me coucher...